PITCH
EN SURFACE…
Lambert avance, recule, erre, touche le fond. Jusqu’à ce qu’une main d’enfant, son enfant, lui tend la main et lui demande de l’aider à réaliser son rêve : retrouver au Maroc la jeune adolescente qu’il aime…
L’adulte est une masse. Une densité de chagrins. Sa force et ses sentiments semblent lui couler des yeux et des pores de son corps. Il a le cœur gros. De chagrin. D’alcool. De solitude. De « pas de chance ».
L’enfant est léger. Léger d’un premier amour, une fille de l’immigration repartie au Maroc où il veut la rejoindre par tous les moyens.
L’adulte et l’enfant sont père et fils. Famille décomposée, la mère vit avec un autre homme. Ville décomposée aussi. Quartiers de pauvres, quartiers de riches. Natifs et immigrés qui ne veulent pas encore croire qu’ils ne sont que les pièces d’un même tissu urbain à venir. Nul ne tourne le dos à ses semblables sans représailles : l’humanité, est une armée trop disciplinée pour offrir la moindre compassion à ses déserteurs.
L’adulte s’appelle Lambert. Comme votre voisin, votre cousin ou une connaissance de bistrot. C’est un policier déchu parce qu’il a tué sans le vouloir un jeune du quartier, Malika, au cours d’une intervention musclée.
Hôpital, prison. Il est libre mais son avenir est resté derrière les barreaux. Il n’a plus foi en lui et son foie luit des excès alcoolisés. Il ne s’aime pas, ce qui le condamne à ne pas être aimé. Il est le raciste de lui-même, ce qui conduit souvent au racisme envers les autres.
Il a un revolver dans son tiroir. Il s’en sert parfois. Pour arranger les affaires de cœur de sa sœur. Pour se donner l’impression d’exister, pour bander une arme au poing et camoufler qu’il n’a même plus le désir de coucher avec une femme qui s’offre pourtant sincèrement.
Il est comme un tramway vide sous les néons de la nuit citadine. Pataud, brinquebalant, ne trouvant plus ses rails et cherchant le signal d’alarme. Alors, il erre. Il va, il vient.
Scènes mélancoliques, scènes dôles parfois. La nuit est son amie et son ennemie, un verre de bière sa poésie et une mer démontée de larmes dans laquelle il se laisse couler. Tchao, Lambert ! Bruxelles n’est pas si loin de Pantin. Ici et maintenant, qui sont la chair de cette histoire, sont aussi ailleurs.
Des Lambert, on en trouve partout. On les oublie, donc ils s’oublient. Et on a tort car de nous à Lambert ne nous sépare qu’une éjaculation malheureuse du destin.
Il y a encore quelques plumes d’ange dans Lambert. Il aimerait aider, réparer des vies qu’il croise. Mais l’ange finit toujours sous les coups des démons de cet homme qui connaît l’enfer parce que les Autres ne lui tendent pas l’envers de la main.
Son chemin, cependant, croise celui de l’enfant. Son enfant. Enfin, peut-être… Et l’enfant, fort de son rêve marocain, va souffler sur les plumes. Le relever de la déchéance, et qui sait ? La suite de nos vies marchent toujours sur le fil du rasoir…
La soixantaine abordée, Marian reste un jeune cinéaste de fougue, de colères et de solidarité à découvrir ou à redécouvrir.
Il a traversé le 7è art belge en franc-tireur. S’embusquant souvent dans des quartiers de Bruxelles (Schaerbeek dans «
Toujours sur le tranchant de sa sensibilité, lecteur boulimique d’écrits qui pourraient lui donner la clé de la logique humaine, à la fois aventurier d’un art sans peur et habité de doutes sur lui-même, il crée des personnages pour découvrir qui il est. Et par là qui nous sommes… Et cela donne de sacrées bonnes histoires.
Une enquête qui le transforme en une sorte de commissaire Adamsberg, héros cyclothymique des polars de Fred Vargas, qui mène son propre interrogatoire en compagnie de ses contemporains.
Handwerker est arrivé trop tôt dans le cinéma belge. En 1973, sa « Cage aux Ours », récit d’un petit commerçant menacé par l’arrivée des super-marchés, n’est pas dans le courant habituel des films oniriques de l’époque et est trop rapidement classé dans la vague « contestataire » de l’époque qui énerve la classe moyenne de notre pays de consensus.
Cette classification occulte les qualités de sa mise en scène : fluidité, ruptures de rythmes, transformation d’une ville en personnage (le cœur des cités bat toujours dans l’œuvre de Marian et donne le « la » aux cœurs de chair) , empathie d’une narration qui ne juge pas ses protagonistes, émotions d’une caméra qui se met dans le corps des autres…
… Si ce film était sorti 25 ans plus tard, Handwerker aurait le même statut que les frères Dardenne. Mais est-ce vraiment important ? Handwerker fut et est un « radar », celui qui, en regardeur des gens qu’il côtoie, les cassés plus que les classés, nous dit ce que sera demain, ce qu’on ne voit pas à l’œil nu, ce qu’il y a derrière les apparences.
A la fois raconteur du réel et conteur de fictions, ces techniques se mariant sans artifice, il mélange intuitivement ces deux talents pour affirmer, film après film, que tout humain a droit à la rédemption, à un deuxième souffle (comme la jeune paumée de « Marie », un des meilleurs rôles de Marie Gillain, qui se sauve en aidant un enfant).
Captant des brides de « vrai », jouant d’une atmosphère qui rappelle les faux films « noirs » de Nicholas Ray («Les anges de la nuit »), Handwerker filme des « road movies » dont les chemins sont autant dans les paysages que dans la chair, l’esprit et le cœur de ses personnages. D’où une densité d’actions et de réflexions qui hantent longtemps après sa vision.
Se perdant ou se trouvant sur ces routes d’images, Handwerker est en quête du sens de nos existences et parfois il le trouve. Et s’il ne le trouve pas, sa narration, qui n’exclut pas le pittoresque à condition qu’il soit de la vérité et non du folklore, passionne grâce à ses temps forts et à l’émotion que dégagent ses « héros » dans la ville où ils cherchent un « toit » et un « toi ».
Auteur d’un grand nombre de fictions, de documentaires et de téléfilms (« Le voyage d’hiver », « Pure fiction », « Auchwitz : un voyage d’affaires » , « L’enfant de la nuit » et, bientôt, « Avec le temps », un adaptation du roman éponyme de Marc Uytendaele), porté par la liberté que donnent les caméras digitales, Handwerker continuera être le « détective derrière l’objectif »…
Celui qui sait et veut comprendre pourquoi… Pourquoi, qui que nous soyons, atteignons-nous, conscients ou contraints, une telle maîtrise de stratégies de camouflage pour que notre propre histoire prenne l’apparence de miroirs judicieusement placés qui permettent de cacher notre vrai « moi » à nous-mêmes et aux autres.
Luc Honorez